Il n’y a pas si longtemps que ça je débutais le kayak, le dernier des sports de nature que je ne pratiquais pas. Je jouais déjà bien dans l’eau-vive des canyons mais j’avais peur de trop me perdre avec une nouvelle activité. J’ai pourtant craqué un jour et repris tout l’apprentissage depuis zéro.
Quand j’ai débuté, je n’arrivais pas à pagayer pour aller droit et je tombais dans 20cm d’eau sans comprendre pourquoi au moindre petit remous latéral avec une frustration légitime : à pied je ne galérerais moins! Je n’avais pas peur d’essayer mais la chute était tellement fréquente que je passais plus de temps à vider mon bateau qu’à profiter.
j’observais certaines rivières avec crainte et respect : La Roya, la Vésubie, le Verdon, la Siagne. Le nom de certains rapides me tordait les boyaux rien qu’à m’imaginer dedans, secoué, retourné, cabossé puis éjecté avec de la chance, perdant mon coûteux matériel et nageant pour survivre dans des machines à laver que j’ai appris à éviter toute ma vie en canyon. M’imaginer face au couloir de l’apocalypse, l’avaloir, l’orangina, Les ex-infran, la baigneuse ou triple chute était alors juste inconcevable.

Premier gros rapide, une sécu en bas et une échappatoire, Seb se lance
Le pire de la région était pour moi le couloir de Lantosque. Un canyon, un vrai avec des falaises lisses, toute la largeur du lit occupé par la rivière sans pouvoir s’échapper et un dénivelé proche de mon activité à corde.
Je m’étais arrêté curieux plusieurs fois en allant canyoner en Vésubie et je voyais ces rapides terribles sous les trois ponts routiers. Je m’imaginais tomber dès le départ du premier et taper ensuite tous les rochers sur près de 500 mètres en guise de punition pour avoir été prétentieux.
Durant trois ans j’ai pratiqué toutes les semaines. Habiter au bord d’une rivière aidant. J’ai alterné mon boulot en canyon, mon boulot à réparer des skis, mes sorties en montagne avec des séances frustrantes consistant à s’arrêter et repartir depuis n’importe quel endroit sur une rivière, m’imaginer des parcours autour de tel ou tel cailloux, gérer mes équipiers qui eux aussi se sont lancés et les aider dans la même quête à garder la tête hors de l’eau plus de quelques centaine de mètres.
J’ai rencontré quelques nouveaux équipiers sensiblement du même niveau et comme je l’ai vécu en escalade, ski de rando, skate ou spéléo, on a commencé à faire des sorties plus dures ensemble et à se soutenir. J’ai vaincu l’apocalypse avec François, j’ai franchi la baigneuse sans me baigner avec Julie, J’ai slalomé l’Orangina avec Laurent et finalement un jour de janvier Seb propose une sortie sur la Vésubie en étiage et je lance : « on pourrait tenter le couloir ». Mes équipiers ont tous pris quelques secondes avant de répondre : « pourquoi pas »
Nous voilà donc un jour de janvier avec du givre sur les arbres, de la glace sur les rochers et de la brume pour nous accueillir. Pas de quoi fantasmer. On s’équipe tant bien que mal et très vite on renonce au couloir proprement dit pour s’arrêter peu avant. L’ambiance est trop glauque. On embarque à Roquebillière et chacun descend selon son propre style. Seb bien déterminé, Thierry engrange de l’expérience et moi je teste le potentiel de ma nouvelle pagaie avec moults appels et appuis.
Comme bien souvent, j’ai tendance à en vouloir un peu plus, on pousse donc jusqu’au premier rapide et surtout au dernier chemin de remontée pensant s’arrêter là. On repère le rapide et on décide de le tenter. Seb et moi passons proprement, Thierry est déséquilibré, il esquimaute sans difficulté puis débarque. Thierry nous propose de nous faire la navette. On hésite un moment puis merde faut bien se lancer un jour.

troisième gros rapide, la ligne est compliquée à tenir, les blocs cachés percutent et déstabilisent le bateau
J’adore cette sensation de boule au ventre avant de faire quelque-chose pour lequel je me suis préparé mais sans jamais l’avoir réalisé. Me demande si les efforts auront été suffisant ou pas. Ça me rappelle ma première compétition de boardercross, la descente du Trummelbach, mon premier vrai couloir à ski, ma première belle ouverture en Albanie. Puis viens l’instant où l’action se fait, ce cours instant où le temps est arrêté, suit l’enchaînement presque facile tant les gestes viennent naturellement au moment voulu.

L’envol au niveau d’un beau seuil, la sortie du rapide est encore loin
Et enfin le bilan : c’est passé comme espéré, il fallait y croire et se donner les moyens.
Maintenant reste à engranger de l’expérience. Comme pour toutes les autres activités le risque est l’excès de confiance qui se paye autant physiquement que moralement, il faut rester humble et savoir renoncer, savoir détecter les signes, comprendre le contexte qui fait que l’erreur arrive.
La prochaine nouvelle rivière sera la jonction logique entre le canyon et le kayak : la clue de la Cerise. Mais même si je sais qu’elle sera aussi difficile, pour moi ma bête noire a été caressée, c’était ce foutu couloir de Lantosque.
Photos par Seb A.

Les plus grosses difficultés sont passées, mais il faut rester vigilant, ce n’est qu’à la voiture que la session est finie!